LE SHOBOGENZO 

Le Shobogenzo, écrit entre 1231 et 1253, est l'œuvre magistrale du maître zen japonais Dōgen qui a implanté le Zen au Japon. Il se présente comme une compilation de discours et d'écrits remaniés et ré-organisés à plusieurs reprises par Dogen lui-même, puis par ses disciples. Ces textes, parfois déroutants ne se suffisent pas d'une traduction littérale, même pour un lecteur japonais.

Pour cette raison, le maître Zen Gudo Wafu Nishijima a entrepris la traduction en 13 volumes et en japonais moderne de la version du Shōbōgenzō en 95 fascicules, avec ses commentaires. Sur la base de cette dernière, et en collaboration avec son élève anglais Mike Cross, il a également publié en anglais une version souvent considérée comme la plus exacte et fidèle qui soit de cet ouvrage. Les textes ci-après sont des traductions françaises de cette version. 

Chapitre 1

GENJO-KOAN

L'univers réalisé

Lorsque toutes les réalités sont vécues comme le Dharma du Bouddha, alors se manifestent les illusions et la libération, la pratique, la vie et la mort, les êtres éveillés et les êtres ordinaires.
Lorsque les innombrables dharmas ne vivent pas en nous, il n'y a ni illusion ni libération, ni bouddhas ni êtres ordinaires, ni vie, ni mort.
Or, comme la voie du Bouddha a toujours transcendé l’opulence et l’ascèse, elle contient la vie et la mort, les illusions et la libération, les êtres ordinaires et les Bouddhas.
Bien qu’il en soit ainsi, les fleurs que nous chérissons se fanent et les mauvaises herbes que nous voulons arracher s’épanouissent.
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User de notre volonté pour pratiquer et expérimenter les innombrables réalités de l’existence est une complète illusion. La véritable libération est de laisser la réalité faire corps avec notre existence.
Ceux qui s’éveillent à l’illusion sont des bouddhas. Ceux qui se font des illusions sur l’éveil sont des êtres ordinaires.
Certains aussi poursuivent leur éveil à partir de leur libération et d’autres plongent dans la confusion à partir de leurs illusions.
Lorsque les bouddhas sont vraiment des bouddhas, ils n’ont nul besoin de se reconnaître comme tels. Pour autant, leur libération s’actualise au quotidien et se renouvelle de jour en jour.
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Lorsque, totalement investis, corps et esprit en unité, nous voyons des images ou entendons des sons, mêmes si nous les percevons clairement, ils sont différents d’une image fidèlement renvoyée dans un miroir ou de la lune reflétée dans l’eau. Nous n’en voyons qu’un seul aspect, alors que l’autre reste invisible.
Apprendre la voie du Bouddha, c’est se connaître soi-même. Se connaître soi-même, c’est s’oublier soi-même. S’oublier soi-même c’est laisser les multiples réalités éclore dans notre existence. Laisser la réalité éclore en nous c’est laisser tomber le corps et l’esprit tant pour nous-même que pour le monde extérieur. Se révèle alors un état dans lequel, même les traces d’éveil disparaissent et sont oubliées pour longtemps.
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Lorsqu’une personne débute sur la voie, elle est si éloignée du but, que le chemin à parcourir semble immense. Mais dès l’instant où le Dharma nous est réellement transmis, nous devenons un être humain, qui retrouve son milieu originel. Quand un homme navigue et qu’il regarde défiler le rivage, il a l’illusion que c’est la rive qui bouge. S'il garde les yeux sur le bateau, il comprend que c’est le bateau qui se déplace. De la même façon, si nous essayons de comprendre la réalité sur la base d'hypothèses fausses sur le corps et de l'esprit, nous aurons l’illusion que notre esprit et notre être sont permanents. Si nous devenons familiers avec l'action et de revenons ici et maintenant, il devient évident que les innombrables réalités ne sont pas nous-mêmes.
Le bois qui brule devient des cendres, qui ne peuvent plus se transformer en bois. Mais nous ne devons pas nous méprendre : de même que l’état de cendre n’est pas l’avenir du bois, de même le bois n’est pas le passé des cendres. Rappelez-vous, en réalité le bois demeure du bois. Il a un passé et un avenir. Bien qu'il existe un passé et un avenir, ils sont nettement séparés. Dans la réalité, les cendres sont uniquement les cendres. Elles ont un passé et un avenir propres. Le bois, après être devenu des cendres ne peut plus redevenir du bois.
De même, les êtres humains, après leur mort, ne reviennent pas à la vie. Cela dit, il est d’usage dans le Dharma du Bouddha de ne pas considérer que la vie se transforme en mort. Voilà pourquoi nous parlons de « non-apparition ». Et lorsque le Bouddha a fait tourner la roue du Dharma, il a enseigné que la mort ne se transforme pas en vie. Voilà pourquoi on parle de « non disparition ». La vie est un temps, la mort en est un autre. Il en va de même, par exemple, pour l'hiver suivi du printemps. Nous ne pensons pas que l'hiver se transforme en printemps ni ne disons que le printemps devienne l'été.
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Une personne qui s’éveille est pareille à la lune qui se reflète dans eau : la lune n’est pas mouillée et l'eau n’est pas troublée. Bien que la lumière de la lune soit vaste, elle se reflète dans le moindre petit miroir. La lune et le ciel tout entiers se reflètent dans la goutte de rosée sur herbe ou dans une simple goutte d'eau. De même que la lune ne perce pas l'eau, la libération ne brise pas l'individu. De même que l’individu n’est pas une entrave à la réalisation, la goutte de rosée n’entrave ni le ciel ni la lune. La profondeur de la réalisation peut se comparer à la hauteur de la lune dans le ciel. Autant elle doit se mesurer concrètement, autant elle se révèle dans le ballet du ciel et de la lune.
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Même lorsque le Dharma n'a pas encore comblé le corps et de l'esprit nous sommes déjà emplis du Dharma. Quand le Dharma emplit le corps et l'esprit, nous sentons qu’il manque encore quelque chose. Par exemple, lorsque l’on navigue au beau milieu de l’océan, celui-ci nous semble entièrement rond quelle que soit la direction vers laquelle on regarde. Il ne semble avoir aucune autre forme. Néanmoins, le vaste océan n’est ni rond, ni carré. Ses qualificatifs sont innombrables : pour un poisson il sera un palais et pour les dieux il sera un collier de perles. Mais aussi loin que porte notre regard, il nous semble rond. Comme pour l’océan, il en va ainsi pour les innombrables dharmas. Dans la vie quotidienne ou dans l’éveil, les innombrables dharmas englobent de nombreuses situations, mais notre compréhension est limitée à ce que notre avancée dans la pratique nous rend accessible. Si nous voulons percevoir ce que sont réellement les innombrables dharmas, nous devons garder à l’esprit qu’au-delà de leur apparence ronde ou carrée, les qualités des océans et des montagnes sont illimitées, et qu'il existe des mondes aux quatre points cardinaux. N’oubliez pas que cette réalité dépasse ce qui nous entoure : le présent et cette goutte d’eau partagent la même nature.
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Lorsque les poissons nagent, bien qu’ils se déplacent, l’océan est infini. Lorsque les oiseaux volent, bien qu’ils se déplacent, le ciel est infini. Pour autant, les poissons et les oiseaux n’ont jamais quitté l'eau ou le ciel. Simplement, lorsque l'action est juste, son fruit est juste, mais quand l’action est limitée, son fruit est limité. En agissant ainsi, on ne peut s’aveugler sur ses propres limites, et l’on atteint une complète liberté, où que l’on soit ; mais si un oiseau quitte le ciel, il meurt sur le champ, et si un poisson quitte l'eau, il meurt aussitôt. On peut donc comprendre que l'eau est la vie et que le ciel est la vie. Les oiseaux sont la vie, et les poissons sont la vie. Il serait aussi possible que la vie soit l’oiseau et que la vie soit le poisson. Au-delà, il est toujours possible de progresser. Leur pratique, la durée de leur vie et même leur vie sont soumis à la même loi. Bien qu’il en soit ainsi, un oiseau ou un poisson, qui attendrait d’avoir touché le fond de l’océan ou parcouru complètement le ciel pour se déplacer, s’égarerait en chemin et ne trouverait pas sa place. Mais quand nous trouvons notre place, l’action juste est inévitablement réalisée, avec l’univers tout entier. Et quand nous trouvons notre voie, l’action juste est l’univers pleinement réalisé lui-même. Cette voie et ce lieu ne sont ni vastes ni petits, ils ne sont ni subjectifs ni objectifs, ils ne sont pas nés dans le passé ni apparus soudainement ; ils sont le présent ici et maintenant.
Quand un être humain pratique et expérimente dans cet état la vérité de Bouddha, comprendre un dharma revient à pénétrer ce dharma, et rencontrer un acte revient à effectuer cet acte. A ce moment, le lieu est juste, la voie est pleinement maîtrisée et le champ de la connaissance est infini. Il en est ainsi car cette connaissance, comme la parfaite réalisation de la bouddhéité, apparaissent, et sont expérimentées, simultanément. Ne présumez pas que ce qui est atteint sera inévitablement perçu par sa propre conscience ni être compris intellectuellement. L'expérience de l'état ultime est réalisée d’un seul coup. Dans le même temps, du fait de son caractère mystérieux, l’éveil n’est pas nécessairement manifeste. Pourquoi en serait-il ainsi ?
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Le Maître Zen Hōtetsu de Mayokuzan se rafraîchissait avec un éventail. Un moine s’approcha et lui demanda : « Comme la nature de l'air est toujours présente et qu’il est partout, pourquoi le maître utilise-t-il donc un éventail ? " Le maître répondit : « Vous avez seulement compris que la nature de l'air est toujours présente, mais vous ne comprenez pas concrètement qu'il est partout. »
Le moine poursuivi : « Comment comprendre concrètement que l'air est partout » ?
A ces mots, le maître continua simplement à s’éventer.
Le moine comprit et se prosterna.
Ainsi en est-il de la vraie expérience du Bouddha-Dharma et de la voie exigeante de la transmission authentique. Celui qui affirme qu’il est inutile d’utiliser un éventail car la nature de l’air est toujours présente, ignore ce que veut dire « être toujours présent » et celui qui prétend que l’on peut sentir l’air sans utiliser d’éventail ignore la nature de l'air.
Parce que la nature de l'air est toujours présente, la voie bouddhiste transforme la terre en or et la voie lactée en gâteau de riz.

Shōbōgenzō Genjō-kōan

Ecrit au milieu de l’automne de la première année de Tenpuku (1223), et présenté au disciple laïc Yo Koshu de Chinzei.
Édité dans la quatrième année de Kenchō (1252).

Traduit du Shobogenzo (Nishijima-Cross) par Fabrice Hogyo Betti